Jean-Claude Pichaud

      Jean-Marie Deschamp
 
«  Des braises sous la neige »

Jean-Marie Deschamp
Il neige surChassagnes…l’hiver silencieux s’est invité brusquement ; livide, le ciel enveloppe une nature muette et glacée ; derrière le mur protecteur, au-delà de la vitre embuée, un œil regarde, dans l’attente : c’est un voyeur, le cœur en feu , scrutant l’espace ; ce peintre est un poète, un découvreur solitaire, une âme apaisée…
Il y a plus de quarante ans, l’Afrique lui avait ouvert ses espaces immenses, le miroir de ses eaux…comme Rimbaud , son âme d’artiste, quittant les brumes du nord, s’élargissait à cette palette infinie…
Et puis ce fut  l’installation en Provence et les portes d’un enfer intérieur révélèrent de sombres abimes ….dans les autoportraits de cette époque, le regard est perdu et semble effrayé de ses propres découvertes : la courbe des corps, les silhouettes de femmes , solitaires, enlacées,  mères , amantes, sont là sur la toile, prêtes à livrer  combat…torturé, le trait cherche à atteindre la profondeur de l’être ; l’amour et la haine sont présents…il faut aller à l’essentiel ; dans un dénuement extrême, l’homme livre bataille ; la couleur est sombre ; les membres déchirés cherchent l’issue…une crucifixion surplombe le champ de bataille…nulle place pour un décor extérieur adoucissant la scène…
Cherchant dans des excitants artificiels des moyens de saisir l’obscurité des êtres, leur mystère, l’artiste , dans cette spirale sans fin qui n’est pas s’en rappeler l’univers de Bacon va, peu à peu, y perdre son âme et le corps succombera bientôt à ces excès...
Si l’art est parfois thérapie, il fut ici une drogue qui faillit être mortelle…aussi s’imposa à l’artiste un très long temps d’abstinence, une cure de silence, une analyse intérieure…
Vital était ce passage pour renaître…on aurait pu douter du succès d’une telle entreprise , mais c’était sans compter sur la volonté de l’intéressé : le miracle eut lieu et un autre monde apparut aux yeux de ceux qui depuis tant d’années suivaient le parcours de cet être singulier, solitaire, sincère jusqu’à l’extrême…
Comme après un très long cauchemar, le réveil eut les couleurs de l’aube…évanouis les corps et leurs tourments : sous un pinceau délicat, une nature simple et tranquille proposa une paix sans nuages  comme jadis  les paysages de Daubigny à Barbizon…peut-être, sans le savoir encore, l’artiste aspirait-il à retrouver les souvenirs de l’enfance dans ces boucles de la Seine où il avait grandi près de Giverny ? 
Dans cette remontée du temps perdu , cette fraîcheur du sujet redonnait à Jean-Marie Deschamp une vigueur nouvelle…
purifiés, le corps et l’esprit, déposaient sur la toile une touche impressionniste et sur le bord des rivières, le poète marchait vers des sources lointaines…
Dans son ascension vers la pureté, l’artiste rompit alors avec la vision première de la nature ; il s’attacha aux formes essentielles que lui livrait la contemplation des campagnes environnantes ; comme s’il s’élevait dans les airs, la géométrie des parcelles cultivées occupa tout l’espace ; des couleurs franches à dominantes froides parfois nimbées de brume enserraient un motif dont la teinte chaude provoquait un subtil contraste : cette approche, à la limite d’une abstraction géométrique, apportait au visiteur non un sentiment d’angoisse comme dans l’imaginaire de De Chirico, mais, au contraire, un apaisement profond…s’écartant des plans successifs, des profondeurs habituelles, le peintre comme souvent chez Matisse, juxtapose sur un même plan l’ensemble de sa vision…cette simplification volontaire rappelle celle, inconsciente, des enfants dans leurs premiers dessins colorés…parfois, l’artiste fait apparaître, comme perdues sur ces espaces structurés, des silhouettes de personnages, marionnettes au regard absent, images peut-être du désir de se détacher des fréquentations humaines…
Cette aspiration à retrouver une sérénité oubliée amena Jean-Marie Deschamp à fuir ce Midi qui avait tant inspiré nombre de ces prédécesseurs célèbres ou inconnus; brûlé par le trop fort soleil des passions humaines, étouffant dans la médiocrité ambiante, fuyant les flots des voyeurs de l’été, il résolut de mettre en harmonie sa vie actuelle d’artiste et son quotidien : dans cette soif de paix, de silence, de lenteur dans le travail, de profondeur , il fixa bientôt son regard sur ce plateau de Haute-Loire : ainsi, l’artiste posa ses bagages : l’ermite avait enfin trouvé son refuge…comme « l’homme qui marche » de Giacometti, Jean-Marie Deschamp retrouvait ici dans les sentiers les parfums oubliés des premières années…
Dans sa quête d’absolu, comme Georges Rouault, il travaille à cette heure au rythme des saisons …la neige tombe sur Chassagnes…il peint dans le vaste atelier ; parfois ; l’archet de Rostropovitch dans les Suites de Bach, gravement, vibre dans le soir qui tombe…il relit François Cheng …
« Il arrive, mais souvent,
            que le mystère soit proche,
Ce don d’être encore là
             jour après jour, d’ouïr,
Le cri, le chant, l’envol,
            de poursuivre la trace
De la brume, au travers
            du sang vif du couchant… »

                                                                                          Jean-Claude Pichaud